Ce que j’attire

De Hélaine Charbonnier Teljesseg, 20. novembre 2019

 

« Bien trop fertile : tel était le verdict que l’une des figures les plus importante du
village avait prononcé à l’attention de ses administrés, aussi leur avait-il enjoint de se montrer prudent et de faire en sorte de ne plus jamais rien y laisser tomber. Et encore était-ce loin d’être suffisant allait pouvoir s’enflammer la grillardine dont le petit miroir s’était échappé la veille alors même qu’elle n’avait pas esquissé un seul geste pour le sortir de la poche de son tablier.

Et donc il suffisait de regarder ce qui avait poussé lorsque le miroir en question s’était brisé au sol pour comprendre la nature du risque que chacun encourait. Le fait est que la haie ne ressemblait en rien à ce que l’on s’attend d’ordinaire à voir dans un jardin et qu’elle était même, selon l’avis de tous les villageois, assez effroyable.
Bien trop fertile pensait chacun, reprenant la formule à son propre compte et n’eut été l’obligation de le traverser, celui-là aurait certainement fait l’objet d’une quarantaine, oui mais voilà, on ne pouvait manquer d’y pénétrer à moins de se retrouver soi-même frappé d’un isolement mortel.

Le jardin en effet ne pouvait être contourné pour les habitants du village car c’était en son centre que se situait le puits où chacun d’entre eux venait tirer l’eau dont ils n’auraient su en aucun cas se passer. Or, cela devenait de jour en jour plus compliqué car les écueils n’avaient de cesse de se multiplier comme en témoignait cette haie menaçante qu’il n’avait demandé qu’une nuit pour pousser, toute hérissée qu’elle était de verre étamé.

Car voilà, n’importe quoi venant à se ficher en terre en cet endroit prenait en pas moins de temps qu’il ne fallait pour le dire des proportions effrayantes, ce qui n’était cependant rien comparé à ce qui s’offrait au regard le matin suivant.

— Ah ça ! Bien trop fertile, venait encore de répéter quelqu’un.

Près du puis, à la façon d’un arbre monstrueux se tenait une gigantesque fourchette dont les branches n’étaient rien d’autres que d’autres identiques fourchettes qui avaient l’air d’avoir été bouturées.

Ce jour-là, chacun s’en souvenait, le doyen s’était pour de bon énervé : « Mais bon sang ! Qu’avez-vous besoin de vous rendre au puits avec tout ce bric à brac ! ». Et il y était allé aussi de sa tirade concernant la dangerosité du lieu et la maladresse de tous ses administrés, et tout le monde avait baissé la tête à commencer par le cuisinier. Sauf que cela n’y avait rien changé car pas moins de deux jours après la fille du doyen elle-même avait vu avec effroi tomber dans le jardin l’aiguille dont elle s’était servie auparavant pour fermer son corsage et maintenant il y avait ce pieu acéré de neuf pieds de haut qui y avait poussé. Et encore valait-il mieux ne pas évoquer le massif de clous rouillé pas très loin du buisson d’épingles.

Le jardin était devenu pour chacun une véritable hantise et n’y avait pas grand-monde à dire vrai pour se dévouer lorsqu’il s’agissait de le traverser pour se rendre au puits.

Bien-sûr, la nouvelle s’était ébruitée, malgré la consigne faite aux habitants de n’en point parler et nul village alentour n’ignorait plus ce qui faisait leur infortune, ce qui ne manquait pas d’inspirer encore d’autres commentaires.
— Il faut creuser un autre puits en un autre endroit, disait l’un.
— Il suffit de trouver qui a jeté le charme, affirmait l’autre.
— Il n’y a pas d’autre solution que de quitter le village ! s’exclamaient certains.
S’y rendre nu peut-être ? suggéra un petit plaisantin qui était certainement déjà un peu plus sage que les autres.
« Ah ça ! Ce jardin est bien trop fertile » finissait par conclure toujours quelqu’un. Mais tous autant qu’ils étaient se réjouissaient de ne pas avoir à y pénétrer et se gardaient bien de se réclamer de cette vicinité.

(Le jardin qu’on disait trop fertile - extrait)